Rasoir ce temps qui passe à la vitesse de la lumière fugace et discrète de l’automne. Ce jour en demi-teinte, qui tard se présente et déjà disparait. La barbe de ce temps qui m’échappe et file toujours trop vite, rognant sur mon repos, sacrifiant ma famille à cause de trop d’ouvrages. Laborieuse, cette vie épuisée par un passé au présent, qui défie une horloge pressée par manque de temps. Cette vie, bobine de fil, qui défile sous mes pieds sans que j’y laisse trace. Tout ça, parce que, bûcheuse et bosseuse à l’excès, les jours qui se suivent et se ressemblent trop, détalent les uns après les autres en cadence infernale, et je ne peux les retenir.
Si je ne veille pas sur l’heure qui file comme le vent qu’on ne peut saisir entre ses doigts, mon tard du soir risque encore de se transformer en tôt du jour. Gaffe à ça. Éreintée de devoir sortir du boulot, quand, chargées de leurs décharges, les rues se nettoient en jets d’eau pulsés et en balais mécaniques, puis se remplissent doucement de leurs travailleurs tombés du lit. D’un lit que je leur envie, comme autant d’envies d’ailleurs et de meilleur…
Je me leurre. Je peste et je m’agace, mais je n’ai pas tout perdu. Au moins, je suis à jour de mes ennuis amoncelés ces jours-ci, de mes anciens amis couche-tard à qui je ne réponds plus par manque de temps, et qui m’ont oublié, moi l’oiseau nocturne qui me couche quand ils se lèvent. J’ai aussi pris de l’avance sur plusieurs retards et, tant pis, si moite de mes efforts soutenus, le cheveu gras et le rimmel liquoreux sur mes bajoues blafardes, je vais encore me traîner jusqu’à mon lit et m’effondrer toute habillée en ronflant comme un train de marchandises.
Rengaine quotidienne. Lot éprouvant de celle qui se néglige par trop d’obligations, d’engagements financiers, et ne sait plus prendre soin de son corps et de son âme, relégués dans les méandres du superflu. Il faut vraiment que je m’arrête, que j’y pense, que je le fasse, car il m’ennuierait de ne plus jamais goûter à ce jour qui ne s’achète pas et ne reviendra plus. Ce temps que, l’urgence et l’impératif de l’œuvre rémunératrice, engloutissent dans un « jamais » irrattrapable. J’ai peur de regretter, de me retourner sur ma vie passée comme une vapeur et d’amèrement regretter.
Hélas, Bien que désempli de ses charges associées dont je me suis, heureuse, enfin débarrassée, cet aujourd’hui maussade en période automnale s’est encore effeuillé en langueurs monotones. Ce jour s’est substitué, à mon grand désespoir, en me volant encore du simple droit à vivre et non pas à survivre, puis a étreint la nuit sans même m’en accorder quelques radiantes minutes que, pourtant, j’aurais bien méritées.
Tout a un sens, le jour tout comme la nuit, et l’oubli de l’un rappelle la conséquence sur l’essence de la VIE et le besoin des sens. La dépression d’un temps qui, sans cesse m’oppresse, vient alourdir mon âme d’un surplus de pressions qui jamais ne me laissent. De dépit, je soupire, car l’ennui de cette nuit qui charge mes pensées, me fait me lamenter sur ma fatalité. Piètre sort d’un zombie, fourbu et acharné, aux espoirs ajournés, exclu d’oisiveté. Quel luxe la détente ! Ces instants nécessaires que je refuse de prendre, que les autres s’accordent, s’octroient à juste titre, à juste droit, afin de ne pas casser en deux la fragile mécanique.
Dégoûtée, je le suis, car quand pourrais-je goûter, au lieu de l’entrevoir au travers de ma vitre enfumée, de l’encre volubile, des papiers à classer, des factures à trier, des cartons à ranger et du tutti quanti, à ce soleil d’octobre ? Quand pourrais-je le humer avant qu’il ne me quitte jusqu’au printemps prochain ?
Voici, mes jours se suivent en matins abat-jours et en soirs opaques. Quand pourrais-je à nouveau à la mince clarté, sans feinte ni demi-teinte, même dans le clair-obscur d’un ciel voilé de gris ou maussade d’averse, flâner le nez en l’air sans peine ni contrainte, au lieu de me hâter, rentrer et m’écrouler comme un sac de cailloux, quand sur les toits drapés d’un manteau noctambule, les fumées s’effilochent comme la joie qui m’échappe et veut me faire sombrer dans sa nuit asthénique ? Quand pourrais-je, à nouveau, me sentir encore femme, vivante et passionnée, moi qui, spectre des soirs fréquentés de fantômes, j’ai le cœur désempli de la lumière du jour qui, comme la peau de chagrin, rétrécit et s’étiole, puis s’accroche à décembre et à ses nuits trop longues, frigides de chaleur. Je rêve d’or, de rouge brun, des couleurs habituelles de l’arrière-saison qui déjà se retire pour mieux céder sa place à l’inlassable hiver qui s’étire en rafales mordantes et aiguisées, jusqu’aux acrimonieux, les fameux saints de glace aux gelées redoutées…
Et face à ce miroir sans tain et sans éclat, aux étoiles brisées, éclatées dans les coins, en ciel astronomique, je regarde et m’effare de celle qui, sans un filtre ni aucune poudre aux yeux, me regarde tout droit et m’oblige à scruter la pauvre que je suis et l’ombre devenue. Miroir, mon pauvre vieux, dis-moi donc qui je suis et si je suis encore ? Dis-moi donc qui je suis, lorsque à la pâle lumière d’une odeur renfermée d’être trop enfermée, debout dans cette pièce et le visage abrupt, barbouillé d’épuisement, mon reflet tamisé, dégoulinant de sueur aux plissures ironiques, creusées par les efforts de tranchées répugnantes, se tient là, devant moi, triomphal adversaire qui me nargue face à face. Oui, le voilà bien mesquin, sans fard ni respect, celui qui veut ma peau, qui m’observe et me fixe tout en glaçant le sang de mes veines gonflées par l’extrême fatigue. Ce terrible ennemi qu’est la décrépitude, qui me prend en traitrise pour mieux me faire horreur et soutient mon regard. Je ne peux m’y soustraire et me doit de faire front entre rides et sillons à ce vil reflet.
Fourbue, rompue, abîmée de travail, les épaules tombantes et le ventre bombé, je m’observe par malheur et m’oblige à le faire. Et sous l’œil moqueur de la voûte céleste qui s’impose tardive, telle une souveraine qui règne sans partage, j’ai le dos qui se voûte et l’âme qui s’abat en trépas larmoyants. Squelette appesanti d’articulaires douleurs au teint d’une presque morte, je me mire par malheur et je vois deux yeux creux aux prunelles délavées en forme de têtard. Visqueux et enfoncés sous des paupières fripées que le temps assassin a frappé d’abattement, puis d’âge délaissé en chutes vertigineuses, me voilà bien hideuse, érodée par ce temps éphémère et précieux que je n’ai pas su prendre, dont je me suis privée. Telles deux panses enflées de trop d’efforts d’un de ces jours bouffis de travaux par dizaines, j’ai deux poches flottantes, flétris comme des pruneaux et noires de valises. Je vois avec défaite ma tête déréglée, noceuse, privée de fêtes, car bien trop affairée à faire par devoir, par peur de s’arrêter et tomber dans le vide.
Je soupire, mais que faire ? Je m’échine pour une tâche qui m’attache et jamais ne me lâche… Éternel labeur qu’il me faut accomplir, qui jamais ne trépasse et qui me vampirise, me vidant de mes sucs, de mon peu d’énergie, me brisant tous les os jusqu’à l’achèvement. Éternel labeur qui m’a ingurgitée comme une bouchée de pain pour mieux me recracher, car me voilà rassis, plus bonne à consommer, hors d’un usage commun, et interrogative quant à ce qui vaut la peine, sur l’importance des choses, sur les priorités, sur la valeur donnée au travail cannibale, sur le fait de courir après le temps qui passe sans pouvoir l’attraper, espérer en retenir un peu pour en bénéficier au moment opportun que l’importun soustrait et qu’on ne sait capter, qu’on se laisse marauder sans rien revendiquer jusqu’à la nuit tombée, crépuscule d’une vie passée comme un souffle.


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