UN COMTE EXTRAORDINAIRE (conte)

PROLOGUE

Il était une fois, dans une région froide et montagneuse de l’impériale Russie, un jeune Comte singulier, aux habitudes de vie particulières. Contrairement aux Seigneurs des autres contrées du monde, propriétaires de plusieurs châteaux et de divers lieux de villégiatures, ou hôtes privilégiés d’appartements luxueux au cœur des grandes cités, Igor Ibramovitch détestait l’idée de devoir déménager année après année, avec femmes, enfants, domestiques, malles, coffres et tapis, selon les affaires à traiter ou les terres à gérer, et s’installer quelques jours, quelques semaines ou quelques mois dans une de ses nombreuses propriétés.

Igor Ibramovitch trouvait ennuyeux de devoir changer de résidences, de se réinstaller avec les mêmes personnes et de retrouver les mêmes pièces vides à réchauffer et à redécorer d’immenses tentures. Tel un oiseau migrateur, à l’approche de la mauvaise saison, il préférait découvrir le monde, et hors de son château, il favorisait la vie de nomade.

CHAPITRE 1 – UN BOHÉMIEN

Le jeune Comte adorait l’aventure. Il aimait voyager de ville en ville, sillonner son pays de part en part, aller à la rencontre des peuplades étrangères, découvrir des paysages différents, de nouvelles cultures et de nouveaux dialectes. Ainsi, avant la longue période hivernale de septembre à avril, durant laquelle, sa région située au nord de la Russie se recouvrait d’un épais manteau de neige, le valeureux et aventureux Comte russe délaissait son château perché sur le haut flanc d’une montagne exposée aux vents glacés et partait vers d’autres contrées.

À même date, dès que le froid s’annonçait, que les températures baissaient considérablement et que le gel commençait à rafraîchir les pierres de sa grande demeure, lgor Ibramovitch donnait l’ordre d’atteler tous les chevaux vaillants et tous les ânes robustes, de les charger de sacs de grains, de gourdes remplies d’eau de source, de bagages en quantité et de nourriture suffisante pour tenir plusieurs mois. Avant que la neige n’encercle ses forteresses et ne l’emprisonne entre ses murs, le Comte embarquait dans son périple, ceux de sa famille qui le souhaitaient, ses domestiques en bonne santé, un tiers de ses soldats et ses meilleurs artisans. Avant d’être reclus dans son château à cause des violentes intempéries et du verglas omniprésent des semaines durant, avant d’être empêché par la rudesse du temps et ne plus pouvoir ni sortir ni recevoir personne, le jeune homme laissait l’administration de son royaume à son vieux père encore ministre de l’état, pliait bagage et se faisait bohémien.

CHAPITRE 2 – UN ARCHITECTE

Épris d’art, Igor Ibramovitch avait toujours su s’entourer d’habiles ouvriers et d’experts façonniers. Et lorsqu’au gré de ses voyages, il s’enthousiasmait pour une province, il y laissait systématiquement sa patte et se faisait bâtisseur. Selon qu’il avait décidé d’installer son camp dans une plaine, un plateau ou une vallée, selon la configuration de l’endroit et la présence de forêts à proximité pour se fournir en matière première, le Comte dessinait lui-même les plans de la future construction, puis engageait ses artisans à y construire des édifices éphémères, puisqu’essentiellement fait de bois, mais d’une beauté sans pareille.

Rien n’était fait ou pensé au hasard. Par respect de l’environnement et par souci des coutumes locales et des traditions régionales, l’esthète et inventif Igor Ibramovitch conservait l’esprit des bâtisses existantes voisines, et sublimait le lieu en y apportant sa touche personnelle et originale. Une vue dégagée dans une lande sauvage et il imaginait un beffroi dont le pic majestueux se distinguait à des kilomètres à la ronde. Une plaine enclavée dans un parterre montagneux et il envisageait de magnifiques remparts protégeant des éboulis de rocaille. Une ville sur les hauteurs et il érigeait un incroyable donjon, en haut duquel une vigie pouvait surveiller au mieux et au plus loin.

Carrioles, charrettes à bras ou tirées par des bœufs, chevaux de traits ou pur-sang montés par ses gardes, ânes et mulets composaient sa caravane. L’intendance était lourde, mais Igor Ibramovitch avait la bougeotte et toujours un projet d’avance en tête. Il refusait de séjourner au même endroit plus de trois mois d’affilée, et le temps des travaux ne pouvait s’éterniser. Dès lors, la main d’œuvre pour chaque chantier devait être nombreuse, réactive et sérieuse. Pour ce faire, le chef d’équipe principal avait la charge de recruter une main-d’œuvre suffisante et efficace avant le départ ou sur la route. Et nulle difficulté à trouver des hommes fougueux, des bras costauds, des doigts agiles, des travailleurs acharnés et d’adroits techniciens, car au fil des ans, les constructions d’Igor Ibramovitch étaient de plus en plus connues, et l’aventure attirait tout autant les apprentis en quête d’expérience que les plus aguerris en recherche de procédés nouveaux.

Oui, il y avait de la pratique à acquérir, beaucoup d’argent à empocher et des relations à se faire dans ce voyage au long cours. Aussi, à chaque nouveau départ et tout au long du chemin, ils étaient presque une centaine à se joindre à l’expédition et à vouloir suivre le Comte dans sa passion féconde et créatrice.

CHAPITRE 3 – UN AMOUREUX

Un jour, alors que le Comte avait fait élever un temple magnifique en bois de cèdre, rehaussé de colonnes intérieures sculptées et finement ciselées, il reçut la visite d’une Princesse. En chemin, par la fenêtre de son carrosse, celle-ci avait aperçu la dernière réalisation d’Igor Ibramovitch et l’avait trouvé incroyable. Époustouflant de détails et à nul autre semblable, ce temple l’avait tout à la fois, émerveillé et intrigué. De plus, éreintée par la longue distance à parcourir jusqu’à sa villégiature d’été, elle avait décidé de faire une halte ici-même.

Elle fit donc stopper son attelage et demanda à être conduite vers l’auteur de ce chef-d’œuvre. Et c’est ainsi qu’elle fut escortée jusqu’au Comte russe qui tomba éperdument amoureux d’elle dès le premier regard. Et l’attirance fut réciproque, puisque la Princesse succomba au charme du jeune homme qu’elle trouva fort bien fait de sa personne, et passionné autant que passionnant au point de vouloir le connaître davantage.

La noble demoiselle, de par son statut royal, se devait de respecter les conventions et de suivre scrupuleusement le calendrier protocolaire, mais pour une fois, elle décida de s’affranchir des règles et de faire ce qu’elle voulait. Malgré les protestations de sa nourrice et de son secrétaire qui l’accompagnaient, Olga Oramadoff ne changea pas d’avis et avertit qu’elle resterait ici plusieurs jours, et que cela plaise ou non ! Faisant contre mauvaise fortune bon cœur et espérant reprendre la route au plus vite, ses gens durent se plier à sa volonté. Contraints, ils s’installèrent dans le campement plutôt précaire au goût des nobles habitués à davantage de confort. De son côté, la jeune Princesse qui logeait d’ordinaire dans de belles demeures et dans les châteaux de son enfance, qui dormait dans des lits confortables, dans des draps de lin ou de chanvre, et sous d’épais rideaux de velours, trouva amusant et exotique de loger quelques temps sous une tente. Mais du rêve à la réalité, il y a parfois un fossé, et deux jours et deux nuits plus tard, la demoiselle déchanta. La vie de bohème n’était pas aussi enthousiasmante qu’elle se l’était imaginée, et vivre et dormir dans une hutte en tissu retenant à peine l’eau de pluie et ne filtrant pas l’étouffante chaleur, n’était pas idyllique. C’était très éprouvant, mais par vif intérêt pour son remarquable bâtisseur, Olga Oramadoff supporta courageusement le froid de la nuit et la canicule de la journée, et se garda de parler à quiconque de ses affreuses courbatures et de ses nuits sans sommeil.

Le sacrifice en valait la peine, car tous les matins et tous les soirs, autour d’un thé noir, sur des coussins de peaux de moutons, Igor Ibramovitch lui relatait ses voyages à travers des mondes inconnus, dans des contrées reculées. Olga était admirative. Elle buvait les paroles du Comte qui était lui-même fasciné par sa grande beauté, sa culture, ses talents et son regard bleu nuit. À chaque moment de partage, leur attirance et leur attachement l’un pour l’autre, ne faisaient que grandir. Hélas, leur amour était sans avenir, puisqu’en ce temps-là, les titres de noblesse ne pouvaient se mélanger. Pour respecter la règle d’égalité de naissance, les deux conjoints devaient appartenir à une famille régnante ou ayant régné, et de par son statut, la Princesse Olga Oramadoff, probable héritière du trône en l’absence d’agnat dynaste, avait le devoir d’épouser un prince de même rang qu’elle.

CHAPITRE 4 – UNE MÉSALLIANCE

En Russie Impériale, aucune mésalliance n’était possible ou permise, et le Comte Igor Ibramovitch le savait pertinemment. Il savait qu’une telle demande en mariage se solderait par un refus logique du potentat, des gouvernants en place et de l’église. Bien sûr, d’autres avant lui – très peu en vérité – avaient par amour, bravé les conventions sociales et s’étaient émancipés des règles des maisons Royales, mais cela avait entraîné des scandales, conduit à une destitution de rang à la Cour impériale, ainsi qu’un bannissement, de la grande Russie. Et pour le jeune homme, aussi amoureux qu’il put l’être, il était impensable de faire vivre cette déchéance à celle qui faisait battre son cœur et qu’il respectait bien trop pour lui imposer cela. Résolu, il choisit donc de vivre l’instant présent tant qu’elle était encore là et de jamais évoquer le sujet du mariage. Quant à Olga, au courant de cette règle qui planait au-dessus d’eux comme un charognard affamé, bien que très attachée au Comte, elle n’en dit pas un mot non plus.

Ils continuèrent donc de s’enrichir l’un l’autre de leurs connaissances mutuelles et personnelles sans s’avouer leurs sentiments, mais après huit jours d’un amour platonique, la belle histoire dût s’arrêter. Tenue par des impératifs, la Princesse fut contrainte de faire ses adieux à Igor qui était au désespoir, car fou d’amour pour elle. C’est ainsi, qu’au matin d’une aube claire, ils se promirent à regret le meilleur pour l’avenir, puis se souhaitèrent protection sur leurs routes respectives. Ce matin-là, il n’y eut ni larmes indécentes, ni paroles inutiles. Tous les deux se quittèrent avec beaucoup de dignité, mais dans leurs yeux se voyaient déjà la douleur du renoncement et l’appréhension des souffrances à venir.

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NB : Ce type d’union illégal entre un souverain, un prince ou d’une Princesse, ou un comte d’une maison régnante avec une personne de rang inférieur était appelé» mariage morganatique» ou» mariage de la main gauche» parce que le futur marié tenait au cours de la cérémonie, la main droite de sa promise avec sa main gauche au lieu de la droite.

CHAPITRE 5 – UN INCONSOLABLE

Igor vécut mille morts. Après le départ d’Olga, chaque heure oisive, chaque moment inactif, le ramenait vers celle qui l’avait subjugué et vers leur amour impossible. Son cœur en était brisé. Dès lors, pour étouffer sa peine, il se jeta à corps perdu dans de nouvelles réalisations architecturales, et jour et nuit, il traça, calcula, élabora quantité de plans, de tailles, de coupes et de bâtiments miniatures à l’échelle, et ne s’octroya que très peu de répit afin de ne pas laisser son esprit divaguer vers sa Princesse envolée.

« Olga, le savait-elle ? » se demandait Igor. » Savait-elle que son passage avait créé en moi une blessure béante ? »

Un matin, le Conseiller d’Igor Ibramovitch qui le suivait dans chacun de ses périples et l’assistait comme un père, se permit de le réprimander :

— Monsieur le Comte, je vous connais depuis suffisamment longtemps pour ne pas vous dire la vérité et vous laissez faire n’importe quoi !

L’homme était courtois, mais directif, et sans ciller, Igor l’écouta.

— Avec tout le respect que je vous dois, continua-t-il, permettez que je vous mette en garde. Vous sollicitez beaucoup trop votre organisme à vous échiner de la sorte sans jamais vous reposer. Sans aucun doute, vous allez finir par tomber malade en travaillant autant ! Monsieur le Comte en poursuivant sur ce rythme, vos capacités physiques et mentales vont diminuer et s’altérer, et vous risquez de faire des erreurs qui pourraient avoir de graves conséquences, puisqu’en matière de construction, vous savez pertinemment que l’erreur de conception n’est pas permise ! Un mauvais calcul, un oubli dans vos traçages ou une mauvaise estimation du terrain et c’est toute l’armature du bâti qui deviendrait fragile et pourrait s’écrouler ! Le comprenez-vous, monsieur le Comte ?

Comme souvent et une fois encore, le Conseiller avait été de bon conseil et Igor admit qu’il avait raison. En effet, depuis le croquis jusqu’à la validation des plans, chaque détail d’une construction était fondamental, et rien ne devait être négligé. Reconnu pour l’originalité et le sérieux de ses œuvres, Igor savait que la conception d’un édifice réclamait de la minutie, de la rigueur et une concentration optimum, car du soutènement à la charpente, la moindre approximation ou le moindre oubli pouvaient conduire à un effondrement, au risque d’un écroulement sur des gens. La menace était réelle, et en homme sage et intelligent, Igor accepta de mettre un frein à sa cadence infernale.

Rassuré, le Conseiller le remercia au nom de tous, puis le laissa à sa réflexion.

Le soir même, Igor termina son travail plus tôt que d’ordinaire et s’allongea sur une peau d’ours, un verre de vodka à la main. Détendu, il fredonna une chanson russe de son enfance, mais dans la solitude de sa tente, son esprit dériva vers Olga et l’émotion l’envahit. Son cœur se serra comme dans un étau, et pour apaiser la douleur de l’absence, il s’envoya d’une traite toute la bouteille de vodka, puis s’endormit sur le sol.

CHAPITRE 6 – UN PASSIONNÉ

Un matin, une servante de son état, croisa le chemin d’Igor Ibramovitch, qui déprimait depuis des jours et buvait de plus en plus. La jeunette, fraîchement engagée à son service et chargée de lui apporter son repas dans sa tente, trouva grâce à ses yeux. Tandis qu’il était au plus mal, le jeune Comte éprouva du désir pour la demoiselle qui était fort jolie. Il la jugea très engageante et lui fit rapidement des avances, mais nul besoin d’une cour effrénée ni de trop de compliments, puisque la demoiselle répondit positivement et sans tarder à l’heureuse proposition. Ravie de partager la couche du bel Igor Ibramovitch, la jeune et déjà dévergondée demoiselle, retira aussitôt robe et jupons, puis lui chuchota à l’oreille qu’elle était fort douée pour la chose et qu’elle lui ferait oublier la Princesse prude et prisonnière des conventions dont elle avait entendu parler à son arrivée. Et en effet, dès leurs premiers ébats, l’entreprenante et adroite petite servante donna pleine et entière satisfaction au Comte qui la surnomma  « l’insatiable diablesse » et passa toute la journée et toute la nuit dans sa tente, avec elle.

Et puisqu’encouragée par son fougueux et noble amant, la généreuse demoiselle ne ménagea pas ses efforts pour répondre à ses désirs et se donna à lui autant qu’il le souhaitait.

Emporté dans le vertige du plaisir à outrance, le Comte semblait ragaillardi et n’avait plus sa Princesse à l’esprit. Hélas, abandonnant un excès pour un autre, Igor plongea sans retenue et devint accroc aux jeux érotiques. Avide de plaisir charnel et en besoin constant d’affection, son appétit sexuel alla croissant et il devint comme un puits sans fond, impossible à remplir. Igor était obsédé par « l’insatiable diablesse ». Dépendant d’elle, il ne fut plus lui-même et cessa d’être ce jeune homme valeureux, aventureux et ambitieux, inventif et ingénieux, ce jeune homme qui avait toujours des projets plein la tête et forçait l’admiration de tous.

CHAPITRE 7 – UN DROGUÉ

Famille, conseiller, domestiques, soldats, artisans et ouvriers étaient consternés de savoir le Comte sexuellement dépendant d’une petite servante impertinente, sans morale ni scrupule. Tous accusaient la mignonnette d’avoir profité de la détresse d’Igor pour l’emprisonner dans ses filets séducteurs et faussement juvéniles.

Pauvre Igor. Aveugle et aveuglé, pris dans une spirale qui l’entraînait et le happait, il bâclait son travail et ses ébauches de projets étaient austères, sans comparaison avec les œuvres magnifiques qui jalonnaient son parcours de créateur. D’amoureux éploré à travailleur acharné, voilà qu’il se fourvoyait dans la luxure et c’était fort regrettable. Proches et moins proches, au courant de la situation, étaient chagrinés de savoir qu’il n’avait plus le cœur à l’ouvrage. Ils s’angoissaient pour sa santé mentale, alors que les maîtres d’œuvres, les ouvriers, les chefs d’équipe et tous les autres laborieux redoutaient les semaines à venir. Ils craignaient qu’il ne mette fin aux chantiers de constructions, pendant que les soldats et les domestiques appréhendaient de devoir rejoindre le château, frappé à cette époque par de terribles bourrasques hivernales.

Au campement, tandis que les rumeurs croissaient, la colère grondait et menaçait d’exploser. Un soulèvement se préparait et il fallait vite réagir avant que n’éclate une émeute. Dans cette urgence, des porte-paroles furent désignés pour aller s’entretenir avec le Conseiller d’Igor qui les reçut sur le champ…

— Je vous écoute messieurs, leur dit-il, d’une voix calme.

— Conseiller, les hommes sont sous tension, l’informèrent-ils. Ils ont besoin de connaître les projets du Comte !

— C’est à dire, messieurs ? questionna-t-il.

— Conseiller, qu’adviendra-t-il des nôtres si le Comte cesse de parcourir le monde et de construire comme autrefois ? On a tous un foyer au pays, des femmes et des enfants qui comptent sur l’argent qu’on ramènera de l’expédition. Tout le monde s’inquiète et avant que le bateau ne prenne l’eau et qu’on coule tous avec lui, pas question de rester les bras croisés. On veut des réponses !

— Je comprends, mais que faudrait-il faire ?

— Déjà, éloigner le plus loin possible cette fille, afin que le Comte reprenne ses esprits ! Elle l’a ensorcelé, c’est sûr, et dans le camp, certains menacent de l’écarter à leur manière…

— Non ! Surtout pas de violence ! protesta le Conseiller. Si le Comte l’apprenait, cela signerait sans aucun doute la fin de l’expédition, peut-être même de toutes les futures expéditions et très certainement, ce serait le retour immédiat au château.

CHAPITRE 8 – UN AUTOCRATE

Démuni et lui-même, fort décontenancé par l’attitude de son jeune maître, le Conseiller l’informa des doléances de ses sujets. Il lui fit part de l’inquiétude générale, puis le questionna sur ses intentions proches et futures, avant de lui rappeler son devoir de responsabilité envers tous ceux qu’il avait engagé et comptaient sur ce travail pour nourrir les leurs.

Le discours du Conseiller déplut fortement à Igor qui répliqua tout de go :

— Depuis quand se permet-on de juger ma conduite ? Ça ne regarde personne, ce sont mes choix, mon intimité, ma vie privée ! Allons donc, à l’exception des gens de ma famille qui pourraient légitimement m’en toucher quelques mots, et encore, je ne m’occupe pas de leurs coucheries ! À ce que je sache, je ne suis le père ou le fils d’aucun de ces gens, mais bien leur employeur ou leur maitre ! Libre à moi donc de faire comme il me plaît !

D’une voix compréhensive, le Conseiller répondit :

— Vous avez parfaitement le droit d’agir comme bon vous semble, monsieur le Comte, mais comprenez aussi que tous ces gens s’investissent corps et âme depuis des mois pour le bon accomplissement de la mission, et méritent bien quelques informations.

— Comment ça ? Je ne leur dois rien !

—Monsieur le Comte, beaucoup d’entre eux, ont pour vous une admiration sans borne et vous suivraient au bout du monde, s’il le fallait. Il m’apparaît donc normal de les aviser un tant soit peu de l’état actuel de vos projets. Comprenez qu’ls ont besoin d’être rassurés…

— Mais, n’ont-ils rien de mieux à faire que de se mêler de ce qui se passe sous ma tente ?

— Enfin, monsieur le Comte, ne voyez-vous pas que vous n’êtes plus cet incroyable et fougueux constructeur fourmillant d’idées, dont il y a peu encore, tous ces gens que vous blâmait, parlaient avec fierté et ferveur, et qui par dévotion, vous donnaient le meilleur d’eux-mêmes.

— Pourquoi parlez-vous donc au passé ? Que disent il de moi à présent ? Suis-je l’objet de la risée ?

— Eh bien, il se dit… que depuis que cette mignonnette vous a soustraite à ses vices, vous n’êtes désormais plus qu’une pâle copie de l’extraordinaire et talentueux concepteur que vous étiez… Et on dit aussi que… que… Hum… Hum…

Le Conseiller marqua un temps de silence gêné.

— Que dit-on ? s’énerva Igor. Dites-le-moi, que diable !

— Eh bien, si je peux me permettre, monsieur le Comte… On dit que vos compétences ne servent plus qu’à vous vautrer dans la débauche…

— Mais quel ramassis de traitres !

— Monsieur le Comte, vous vous méprenez… Beaucoup de ceux qui vous tiennent encore en haute estime, tremblent à l’idée de ne plus jamais revoir le génie, l’homme prodigieux en vous. Ils pensent que vous avez perdu la flamme et un peu… la tête, depuis le passage de la Princesse. Ils disent que cela vous a fragilisé, que cette jeune dévergondée en a profité pour vous séduire, et que depuis lors, c’est la débâcle…

— Perdu la tête ? Mais enfin, je ne suis pas fou et je ne suis pas non plus fini ! Et je n’ai pas non plus été séduit par cette jeune fille, puisque c’est moi qui lui ai fait des avances et non pas elle !

— Ces ragots me navrent autant que vous, monsieur le Comte…

— Ah, mais tous ! Ce sont tous des rats qui mordent la main du maître qui les a nourri durant des années pour certains. Eh bien, qu’ils quittent le navire si ça ne leur convient plus et bon vent !

— Non, monsieur le Comte, ne croyez pas qu’ils veuillent partir, ils sont seulement très inquiets et extrêmement  peinés pour vous…

— Les traitres, vous dis-je ! Lorsqu’ils étaient grassement rémunérés à chacun de mes convois, pas un ne revendiquait. Au contraire, ils étaient satisfaits d’avoir des bourses pleines de monnaies sonnantes et trébuchantes. Ils savaient  bien qu’ils empochaient bien plus avec moi, qu’avec aucun autre employé en Russie Impériale. Mais voilà que maintenant, ils s’inquiètent pour leur ventre et veulent me saborder ! Mais dites-moi, à quel moment, pronostiquent-ils ma déchéance ? 

— Non, rien de cela… Vraiment pas, je vous assure.

— Ah, les gredins ! Les scélérats ! Ah ça, ils vont voir ce qu’ils vont voir ! Conseiller, faites passer le message qu’à partir de ce jour, tous ceux, y compris ceux de ma famille, qui seront entendus à médire sur moi ou à parler de mauvaise manière ou à vouloir lever une sédition, seront chassés séance tenante, et ne recevront ni gages, ni gains ni solde d’aucune sorte ! 

CHAPITRE 9 – UN REPENTI

Le Conseiller dont la sagesse connue lui avait permis de garder son poste privilégié sur deux générations d’Ibramovitch, conserva son calme sous la houle déchaînée du jeune Comte. Il l’écouta déverser sa colère sans l’interrompre tout en guettant le bon moment intervenir, puis profitant d’une longue reprise de respiration, il prit la parole et le confronta à ses erreurs, dans l’espoir de lui ouvrir les yeux. D’une voix douce, il lui exposa la situation de manière générale, puis de manière plus personnelle, il s’exprima sur les conséquences désastreuses à venir si le Comte poursuivait dans cette mauvaise voie. Avec la même intonation, il appuya sur le danger d’un tel attachement au sexe et sur l’impact négatif que cela produisait sur son psychisme et sur sa réflexion. Et tel un père grondant tendrement, mais heureusement et justement son enfant, le Conseiller fit admettre à Igor son désengagement et son désintérêt vis-à-vis de la mission, et l’invita à se ressaisir au plus vite avant d’y laisser trop de plumes.

—Monsieur le Comte, prenez les dispositions nécessaires pour vous dégager au plus vite de cette situation, le conseilla-t-il. Croyez-moi, plus vous tarderait et plus il vous sera compliqué de reprendre votre route là où vous vous êtes arrêté. Oui, parce qu’assurément, tôt ou tard, il vous faudra vous battre pour vous sortir de cette dépendance, et croyez-moi sur parole, ce type de combat est bien plus rude que ceux qu’on livre sur un champ de bataille.

Le discours du Conseiller percuta le Comte et bouscula ses certitudes. Son dos se courba, il semblait abattu.

— Au nom de tout ce que vous avez fait de plus beaux, de rares et d’extraordinaires, prenez les mesures qui s’imposent, monsieur le Comte. Réagissez avant qu’il ne soit trop tard…

— Pauvre de moi… soupira Igor, réalisant sa piètre condition. Me voilà tombé bien bas… enchaîné à cette fille… Conseiller, que me faut-il faire ?

L’homme sage l’engagea à se séparer de la servante dans les plus brefs délais, mais Igor tempéra cette demande.

— Je le ferai, mais laissez-moi le temps de la préparer à ce départ… et de m’y préparer aussi…

— Plus vous attendrez, plus la séparation sera malaisée. La racine doit être coupée et jetée au feu au plus vite. Je sais que cela vous sera douloureux, mais vous n’avez plus le choix.

Contrit, Igor Ibramovitch s’accorda aux prescriptions de son Conseiller, mais savait qu’il ne résisterait pas aux assauts séducteurs de son « insatiable diablesse ». Ainsi donc, pour ne pas céder à la tentation, il se devait d’être ferme, et par personne interposée, il fit dire à la jeune servante qu’elle devait quitter le campement avant le prochain lever du jour, et qu’avant son départ, il lui était formellement interdit de s’approcher de lui ou de sa tente, gardée par deux hommes armés.

CHAPITRE 10 – UNE VENGEANCE

Chassée, bannie comme une pestiférée, la demoiselle était furieuse. Elle estimait cruel et injuste que le Comte à qui elle s’était soumise et offerte, la repousse aussi soudainement et brutalement. Folle de rage, elle se dit qu’elle n’en resterait pas là et que sa vengeance serait terrible. Après son départ, la demoiselle envisagea donc un stratagème des plus machiavéliques pour faire tomber Igor, qui de son côté, se replongea dans le travail afin de se sevrer et faire taire sa libido.

Sous le regard bienveillant de son Conseiller, le Comte se remit à la tâche tout en prenant soin d’équilibrer ses journées. Puis, le projet prenant bonne forme, il convoqua ses meilleurs artisans et ses plus habiles façonniers qui se réjouirent de le retrouver avec son incomparable talent et son habituel fougue artistique.

Au camp, les inquiétudes des dernières semaines avaient laissé la place à la paix, mais sans activité, les hommes languissaient de se remettre à l’ouvrage, pendant qu’Igor terminait son plan. Ce nouveau projet n’avait plus rien à voir avec les précédentes versions, à tel point que tous ceux qui en avaient connaissance s’accordaient à dire qu’un nouveau chef-d’œuvre, signé de la main même du maître, allait bientôt sortir de terre. Tout était donc redevenu comme avant. Les mauvais moments furent oubliés, sauf pour la petite servante qui continuer de rôder aux alentours.

Depuis des jours, alors qu’elle aurait dû partir loin du camp, la demoiselle était restée dans un périmètre proche du camp, afin de se venger d’Igor Ibramovitch qui l’avait jeté et renié comme une moins que rien. À proximité, elle surveillait ses activités, puis guettait les va-et-vient dans sa tente. Grâce aux conversations échangées qu’elle put intercepter tandis qu’elle était aux abords, la jeune fille apprit que le tracé du nouveau projet était terminé et jugea qu’il était temps de passer à l’offensive. Le jour de la vengeance avait sonné ! Prête à la riposte et cachée dans les fourrés, elle attendit le moment propice pour passer à l’action, mais dans le froid de la nuit, les heures d’attente furent longues et très pénibles.

Ce n’est qu’à l’aube claire que le Comte quitta sa tente et partit en repérage d’un terrain à construire avec deux compagnons-bâtisseurs. Le champ libre, la petite servante entra à pas prudents à l’intérieur de la tente, se dirigea vers un parchemin enroulé et ficelé sur la table de bureau, et le prit d’une main certaine. Elle savait qu’elle tenait le dernier projet d’Igor, sur lequel il  travaillait d’arrache-pied depuis des semaines et savait aussi que celui-ci était parfaitement abouti. Ce plan, elle le connaissait en partie, puisqu’alors qu’ils étaient encore ensemble, elle avait pressé le Comte de l’instruire sur son dernier projet en cours. Alors qu’elle insistait, il avait soigneusement déplié le dessin inachevé sur la couverture en peau d’ours encore chaude de leurs accouplements torrides, et à partir de cette ébauche, il lui avait expliqué tout ce qu’il imaginait et voulait faire par la suite.

La demoiselle dénoua le nœud, déroula le parchemin sur le sol, puis s’aidant d’une feuille d’arbre aux poils duveteux sortie de sa poche, elle effaça quelques traits de crayons, ne gommant toutefois pas au hasard. Maligne et résolue à faire payer Igor pour son renvoi, elle retira les lignes signalant les poutres de soutien, remit le plan tel qu’il était, puis s’éloigna très loin du camp.

à suivre….

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