LE FANTÔME DES GOGUES (nouvelle à frémir)

Petite. Enfin, pas si petite que ça, puisque j’avais déjà une bonne compréhension de ce qui m’était dit et de ce que j’entendais. Je ne sais plus mon âge exact à ce moment, mais je pense avoir environ huit ans lorsque ma grand-mère maternelle m’avait raconté une bien curieuse histoire. Enfin « curieuse » , disons plutôt « sinistre ».

Elle m’avait parlé d’une fillette d’à peu près mon âge, qui alors qu’elle était aux toilettes chez elle et faisait ses besoins comme d’ordinaire, avait vu apparaître face à elle une silhouette évanescente ; un ectoplasme au féminin. Terrifiée, après un moment d’hébétement, la petite avait décampé des sanitaires et s’était précipitée pour le dire à sa mère qui, entre deux essoufflements de sa fille, n’avait pas cru un traître mot de son histoire, mais avait levé les yeux au ciel, puis sévèrement reproché à sa progéniture son imagination débordante.

*******

À partir de ce jour, incomprise et seule avec son tourment, la fillette avait évité les cabinets. À la simple idée du petit coin, des sueurs froides lui coulaient dans le dos et ses cheveux se dressaient sur la tête. Elle avait donc usé de subterfuges et trouvé des solutions de rechange pour ne plus s’enfermer dans les toilettes. Ainsi, quand il faisait beau et jour, elle faisait ses besoins dans un recoin du jardin à l’abri des regards. Et si toutefois le temps n’était pas favorable pour mettre son derrière à l’air, elle utilisait la baignoire ou le bidet de la salle d’eau. La semaine, elle baissait culotte derrière le gros chêne planté sur le chemin de l’école, et aux interclasses, sa meilleure amie lui tenait la porte des latrines qu’elle ne verrouillait jamais. Dans les maisons étrangères, elle redoutait aussi le lieu d’aisance. Néanmoins, en cas d’urgence et si sa jeune sœur était présente, elle usait de chantages et de menaces pour l’entraîner aux sanitaires. D’une main ferme, elle la postait de force à proximité du WC invariablement grand ouvert, puis elle l’obligeait à surveiller les abords.

Pudeur, praticité et inquiétude tiraillaient la fillette.

Un jour qu’il pleuvait fort et que des gouttes aussi grosses que des grains de maïs tombaient à verse depuis le matin, la demoiselle était fort ennuyée. Une envie pressante la tenaillait depuis une bonne demi-heure, mais son père et sa mère réquisitionnaient l’unique salle de bains de la maison et tardaient à en sortir. Malgré son insistance et ses petits coups répétés à la porte, ses parents l’avaient enjoint à patienter, mais plus facile à dire qu’à faire ! En l’état actuel des choses, garder patience n’était guère aisé pour la fillette, pressée d’aller se soulager.

Dans l’attente, elle retenait, genoux croisés, le liquide lui dilatant le bas-ventre et menaçant de s’expulser. Le visage grimaçant, elle se mordait les lèvres, puis se dandinait d’un pied sur l’autre.

« Vite… vite… »  se disait-elle, consciente que cette technique de blocage ne pouvait être que provisoire et songeant que si la salle de bains ne se libérait pas dans les cinq minutes suivantes, elle ne pourrait se retenir plus longtemps et l’écoulement serait alors… inévitable.

« Comment faire… ? s’était-t-elle interrogée pour parer à l’urgence. Quel autre endroit de la maison pourrait faire office de WC de secours ? »

Et même si réfléchir avec une grosse envie de pipi n’aidait pas la réflexion, la fillette avait tout de même réfléchi, et avait eu un soudain trait de génie !

La cuisine !

De par sa plomberie, ses tuyaux d’évacuation et son grand robinet, cette pièce lui paraissait adaptée à la situation. C’est donc genoux touchants et fesses serrées qu’elle s’y était rendue et s’était spontanément dirigée vers l’évier en céramique qui pouvait répondre à sa problématique. D’emblée, elle s’était imaginée monter sur l’escabeau de la cuisine pour atteindre le rebord de l’évier et s’y asseoir pour faire pipi, mais par malchance, bien que profond, l’unique bac à laver débordait de la vaisselle sale de la veille au soir et il n’y avait aucune place pour elle.

Par dépit, la pauvresse avait donc jeté son dévolu sur la poubelle à côté, mais le couvercle soulevé, celle-ci était pleine à ras-bord d’épluchures de patates et de carottes terreuse. La moue dégoûtée, la fillette n’envisageait pas une seconde de poser son séant sur ces déchets qui dégageaient une odeur rance. Elle pensait de plus, que l’odeur d’urine répandue sur les détritus pourrissants l’aurait certainement trahi, et avait donc écarté cette solution.

La minute était grave ! Ses mains collées sur l’entrejambe et ses yeux balayant la pièce, la petite avait eu une nouvelle idée !

La cocotte en fonte de maman !

Elle s’était faufilée à petits pas feutrés jusqu’au placard qui abritait la casserole, l’avait attrapé à deux mains sur l’étagère, puis toujours sans bruit, elle s’était installé dans un renfoncement de la pièce pour y faire sa petite affaire. Assise sur le trône improvisé, sa robe soulevée et sa culotte sur les chevilles, la demoiselle avait enfin pu soulager sa vessie presque aussi remplie qu’une outre d’eau.

Dans un soupir satisfait, refermant ses paupières d’aise, elle s’était délestée de son trop-plein.

Bonheur et délivrance !

Haute, large et étanche, la cocotte avait rempli son rôle de water-closet improvisé, mais il lui fallait ensuite la vider avant que sa mère ne découvre le pot aux roses… et si possible sans en renverser une seule goutte dans la maison.

Oui, mais où ?

Dans l’évier, il y avait bien trop d’assiettes crasseuses qu’elle aurait dû pousser sur un côté au risque de faire du bruit, ou bien rincer une par une et empiler quelque part, mais cela impliquait d’y passer beaucoup trop de temps, et le temps lui faisait prendre le risque de se faire attraper.

S’agissant de vider dans la poubelle, n’était pas non plus faisable. La fillette avait estimé qu’elle était beaucoup trop pleine pour contenir et absorber une aussi grande quantité d’urine. Elle avait donc résolu de s’en débarrasser dehors et avait soulevé le lourd récipient qu’elle avait porté à pas contenus jusqu’au hall d’entrée puis l’avait déposé sur le sol avant d’ouvrir la porte en grand.

À l’extérieur, la pluie se déchaînait encore. Les grosses gouttes d’eau claquaient sur les gravillons de la cour de devant et s’aplatissaient sur la terre boueuse du jardin en arrière. Ses pieds-nus à l’intérieur de la maison, la petite avait récupéré le récipient plein d’urine et s’était penchée en avant pour le vider au plus loin. La gymnastique était ardue, mais elle avait réussi à jeter la miction sans en recevoir sur les pieds ni en souiller le sol de l’entrée.

« Mais qu’est-ce que tu fabriques ? » avait-elle entendu dans son dos.

C’était sa mère qui venait d’arriver et s’interrogeait sur son étrange posture et sur la présence de sa cocotte en fonte sous la pluie.

« Peux-tu me dire ce que tu fais ? » lui avait-elle demandé sur un ton péremptoire.

Prise en flagrant délit et décontenancée, la fillette s’était retrouvée en peine d’explication, mais sur l’insistance de sa mère, elle avait fini par lui avouer la vérité . Au vu de son visage contracté, la petite avait compris que sa mère était très fâchée d’apprendre qu’elle n’allait plus aux cabinets depuis des semaines et qu’en conséquence, la punition serait sévère.

« Mais tu perds la tête ma fille ! avait-elle tempêté. Jamais, AU GRAND JAMAIS, il n’y a eu de fantôme ou je ne sais quoi que ce soit de cet ordre ici ! Ah ça, non ! Je puis te l’affirmer, alors cesse avec ce genre de sornettes et de fariboles ! C’est absolument faux et ridicule !

« Mère, je… »

« Tu sais que je n’aime pas le mensonge et celui-ci en est un de taille ! Mentir effrontément doit être châtié et je vais aussi te faire passer l’envie de dire n’importe quoi et d’uriner dans mes casseroles ! Ah ça, mais ! »

Aussitôt, la mère avait mis sa menace à exécution. Afin de lui servir de leçon, elle avait ordonné à sa fille de se rendre IMMÉDIATEMENT aux toilettes et d’y rester un bon moment pour réfléchir à son attitude ! Bien sûr, la fillette avait refusé, et ce, malgré les ordonnances furieuses et répétées de sa mère, qui avait fini par l’attraper rudement par les cheveux et l’avait emmené de force jusqu’au petit coin.

« Tu iras et tu y resteras ! » lui avait-elle braillé en l’empoignant par la tignasse.

Malgré la douleur des cheveux arrachés, la fillette avait freiné des deux pieds et s’était débattue pour ne pas y aller, mais intransigeante et résolue, sa mère n’avait pas cédé et l’avait presque traîné par terre.

« Ah ça ma fille, je te prie de croire que de gré ou de force, tu iras et tu rentreras dedans ! »

Arrivée devant les WC, la petite s’était cabrée et accrochée à l’encadrement de la porte. Pleurant à chaudes larmes, elle avait imploré la clémence de sa mère qui était restée sourde à sa supplication et l’avait tirée, puis poussée pour qu’elle entre à l’intérieur. Le rapport de force était inégal. Bien plus grande et plus robuste, la mère avait fini par remporter ce bras de fer et verrouilla la porte derrière sa fille.

Quelle épreuve ! Quel supplice !

Horrifiée d’être enfermée à double-tour dans le petit coin, la petite avait supplié sa mère de l’en sortir très vite, puis elle lui avait juré avoir dit la vérité et imploré de la croire. Toutefois, malgré le désespoir et les sanglots de la fillette, la porte était restée fermée.

Prisonnière, elle avait vécu mille morts sans que sa mère ne mette un terme à son calvaire. De guerre lasse, comprenant qu’elle ne sortirait pas de sitôt, elle avait allumé la lumière, puis s’était assise sur l’abattant, et le même esprit était réapparu. Face à lui, face à l’ectoplasme qui lui faisait face, la fillette n’avait pas eu le moindre cri ou le plus petit gémissement. Tétanisée par l’épouvante, elle s’était figée comme une statue de pierre.

Après un long temps de silence, sa mère s’était étonnée de ne plus l’entendre et avait ouvert la porte. Et là, dans la petite pièce allumée, elle avait vu sa fille. Les yeux exorbités et la bouche grande ouverte, en état de sidération, la petite avait les mains tordues par la peur et accrochées à la cuvette comme des serres de rapace.

La scène était si effroyable que la mère s’était évanouie.

******

Conséquences d’un traumatisme

À ce jour, la petite n’avait plus retrouvé sa raison. La folie s’était attachée à elle pour ne plus jamais la quitter. On la disait catatonique. De temps à autre, elle était en proie à des crises d’hystérie, puis retombait en léthargie. Bien sûr, personne n’avait plus tenté de la faire entrer dans des toilettes, et désormais, on l’aidait à faire ses besoins dans des cuvettes de lit ou dans des pots de chambre.

Longtemps, sa mère s’était culpabilisé de l’avoir ainsi forcé. Elle s’était accusée de la folie de sa fille, avait déploré sa sévérité et, jour après jour, elle s’était remémorée la scène d’horreur. Cela l’avait conduit dans une profonde neurasthénie, et deux années plus tard, elle était morte, emportée par le chagrin et la culpabilité.

Après son décès, ne supportant pas la solitude, son époux n’avait pas tardé à refaire sa vie avec femme et beaux-enfants. Et dans cette nouvelle configuration, sa fille représentait pour lui et sa nouvelle famille, une trop lourde charge. Peiné, le père avait décidé de placer en institut spécialisé, spécifiant au personnel soignant de ne jamais, AU GRAND JAMAIS, l’emmener ou même l’approcher d’un WC ! Si fait, après cette recommandation faite aux infirmières, après leur avoir confié l’habituel pot de chambre de sa fille et l’avoir embrassé une ultime fois, son père l’avait abandonné à ses névroses.

Et sa vie restante, éloignée des siens et de toutes latrines, la jeune « aliénée » grandit, vieillit, puis expira dans cet hôpital d’aliénés.

******

Jusqu’à sa mort, ma grand-mère avait gardé le secret de cette histoire sans m’en dévoiler les origines. Oscillant entre fable et vérité, j’avais pensé qu’elle l’avait inventée de toute pièce pour faire peur aux enfants au coin du feu, car sinon pourquoi n’évoquer dans le récit que la gestion du pipi et non celle de la grosse commission bien plus difficile à cacher ? Et comment se pouvait-il que la fillette n’ait pas été surprise pendant tous ces mois de subterfuge par ses parents ? Pourquoi sa sœur ne l’avait-elle pas dénoncée ?

Longtemps, j’avais aussi pensé que ma grand-mère avait raccourci l’histoire pour l’embellir et me la transmettre plus simplement.

Prenant de l’âge, cette question de la véracité de l’histoire m’avait poursuivi et souvent questionné. Car oui ! En admettant que celle-ci était réelle, ma grand-mère aurait dû me signaler la difficulté pour cette petite fille de faire sa crotte dans un endroit discret et la difficulté de la faire disparaître…

Dès lors, pour moi c’était évident, cette histoire était fausse ou comportait des pièces manquantes qui la rendait boiteuse et difficilement croyable ! À moins, que mémoire défaillante oblige, ma grand-mère avait omis de mentionner ce détail qui pour moi n’en était pas un.

De ces incompréhensions, de ces questions sans réponse, j’en avais fait abstraction et n’en avais jamais parlé à personne. Toutefois… Bien qu’estimant le récit bancal et douteux, il m’avait fortement impacté. Légende ou pas, je n’avais depuis mes huit ans, jamais pu m’asseoir tranquillement sur des toilettes sans une certaine appréhension et sans me rappeler l’histoire de cette malheureuse fillette, incomprise et tristement abandonnée.

Quel cauchemar !

Des années durant, je fus hantée par le drame de cette petite gamine. Et entre nous, même si aujourd’hui je suis une femme adulte, mère de famille et jeune grand-mère, j’appréhende toujours de voir apparaître l’ectoplasme des pipi-rooms.

Ainsi, pour éviter tous traumatismes s’associant au mien, j’ai trouvé sage qu’aucun de mes enfants ne connaisse cette histoire qui me hante depuis l’enfance. Et pourtant… Ce que l’on redoute, pourrait-il se transmettre ? Se pourrait-il que la peur soit créatrice et se transforme en lien d’âmes ? La question peut se poser, puisque voilà deux jours, mon petit-fils de cinq ans et demi m’a fait une comédie du diable en sortant des toilettes de chez moi.

«  Mamy, m’a-t-il en pleurant, il y a une dame bizarre dans tes WC et elle me fait drôlement peur… »

FIN

By Christ’in

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